Laïcité : il est temps de se ressaisir !

Il y a urgence ! Les politiques se sont trop longtemps défaussés sur les juges, comme le montre l'interminable feuilleton Baby-Loup, désormais entre les mains de la justice européenne. J'ai souhaité être un des signataires nationaux de cet appel d'intellectuels, de politiques et d'acteurs de la société civile, publié dans les colonnes de "Marianne", pour renouer avec la tradition républicaine et en finir avec trente ans de démissions. J'invite les femmes et les hommes de progrès à signer avec force et détermination notre appel.

 

Hommes et femmes d'horizons philosophiques, politiques et professionnels différents, nous sommes inquiets de voir à quel point, face à l'action engagée par diverses mouvances religieuses et politico-religieuses pour attenter à la laïcité républicaine, la réponse politique demeure faible. Pour notre part, récusant autant ceux qui exploitent la défiance générale pour accentuer la fracture sociale et identitaire, que ceux qui rejettent toute analyse critique du multiculturalisme dans le camp des « réactionnaires » ou des « intolérants », notre démarche vise à défendre et faire vivre la laïcité sans blesser mais dans la clarté et la fermeté, à trouver des solutions sans heurter mais sans faillir. 

La laïcité — qui refuse les aspects politiques des religions et laisse à ces dernières toute liberté dans la vie sociale sous régime de droit commun — est globalement vécue dans notre pays comme une « tradition moderne », ce qui est parfois difficile à décrypter pour ceux venus d'ailleurs. Or aujourd'hui, la laïcité comme principe politique, code de vie collective et force morale, est remise en question par divers mouvances et groupes religieux qui rejettent « la démocratie des mécréants », la suprématie du droit civil sur les textes, à leurs yeux sacrés, avec un usage maîtrisé des radios communautaires et d'internet. Dans cet espace ainsi ouvert se rejoignent radicaux et orthodoxes issus des trois religions monothéistes pour exploiter à leur profit la crise ambiante, remettant notamment en cause les acquis du long combat pour l’égalité des sexes que l’on croyait clos et qui, à notre grande surprise, est à reprendre. 

Notre propos n'est pas de nier l'existence d'une diversité ethnique, religieuse, culturelle ou autres, encore moins de réfuter le droit d'appartenir à telle ou telle communauté à la condition, toutefois, que celle-ci ne verse pas dans le communautarisme et reste ouverte sur l'extérieur, qu'elle facilite le va-et-vient en pensées et en individus entre le dedans et le dehors. Mais plus encore à la condition que, sachant indivisible notre République de citoyens, chacun se reconnaisse dans un fonds commun en histoire, en droits, en valeurs et en normes dont la laïcité est l’une des plus éminentes. Pour autant la laïcité n'est pas un dogme, on a le droit de manifester des opinions anti-laïques, mais on n'a aucunement le droit de transgresser les lois laïques votées par le Parlement. 

Or depuis une trentaine d'années, des mouvements se développent dans notre société qui semblent aller en sens inverse, du fait d'une immersion des peuples dans la mondialisation avec perte des repères, d'une circulation accentuée de populations poussées hors de leurs pays par la misère, les révolutions et les guerres théocratiques, fondamentalistes, interethniques et nationalistes. Ont ainsi surgi des exigences en matière de rituels vestimentaires, alimentaires, cultuels ou d'expression médiatique, qui sont loin de correspondre toujours aux demandes réelles de populations hétérogènes d'un point de vue économique et identitaire. Certains pays ont expérimenté sur ce terrain une attitude permissive, comme le Canada sous le couvert d'accommodements dits raisonnables, avant de reculer face aux incohérences des revendications et au risque d'un éclatement sociétal : tribunaux rabbiniques ou islamiques, jours fériés spécifiques à chaque religion, révision multiforme des programmes scolaires, pauses pour les prières sur les lieux de travail, formation au multiculturalisme de la police et des médecins, imposition de quotas pour certains recrutements et différents concours, etc. Ces accommodements s'imposent quelquefois au niveau mondial avec, depuis peu, l'autorisation du port du voile ou du turban sur les stades. 

De plus en plus en France, le flou juridique en matière de laïcité, doublé de l'indécision politique, favorise au sein de nombreuses institutions publiques et privées des « accommodements » mal vécus par une grande partie des professionnels et des usagers. Face à ces confusions — qui alimentent les extrêmes — ce sont aujourd’hui bien souvent les décisions prises par des acteurs de la société civile, sans toujours le garant de la loi, qui montrent courageusement la voie à suivre. Ce fut ainsi le cas pour la crèche Baby-Loup comme pour l'entreprise Paprec, en Seine-Saint-Denis, qui s’est dotée d’une charte de la laïcité, acceptée à l'unanimité des 800 représentants de ses 4 000 salariés, pour imposer un devoir de neutralité sur le lieu de travail où coexistent des employés de 52 nationalités. 

Pour accueillir l'altérité, un pays se doit d'être solide sur ses pieds, confiant dans ses fondations, tout en étant capable, par ses structures d'accueil et en fonction de ses capacités, d'intégrer chacun sur la base de principes clairs expliqués et enseignés. Il appartient aux politiques et aux institutions de transmettre cette laïcité, qui reste par nature un formidable levier d'intégration puisqu'elle permet de rassembler tous les citoyens — et au-delà tous ceux qui vivent sur le territoire national —, quelles que soient leurs origines religieuses ou ethniques, qu’ils soient croyants ou non, sans la moindre distinction. Tous les citoyens et les responsables, quelle que soit leur sensibilité politique, sont concernés. Or nombre d'entre eux ne réagissent plus sur ce terrain, quand d'autres l'instrumentalisent d'un point de vue idéologique. Entre autres raisons, les résultats des dernières élections municipales et européennes ont durement sanctionné ce délaissement de nos valeurs par nombre de ceux qui avaient à les faire vivre. Ainsi de la laïcité. Il est grand temps de se ressaisir ! 

 



Signataires : 
  
Elisabeth Badinter, philosophe 
François Baroin, ancien ministre 
Sadek Beloucif, professeur de médecine, chef de service à l’hôpital Avicenne (Seine-Saint-Denis) 
Ghaleb Bencheikh, président de la conférence mondiale des religions pour la paix 
Abdennour Bidar, philosophe 
Jeannette Bougrab, ancienne ministre 
Luc Carvounas, sénateur du Val-de-Marne 
Yolène Dilas-Rocherieux, sociologue 
Luc Ferry, philosophe, ancien ministre 
Elisabeth de Fontenay, philosophe 
Nadia El Fani, cinéaste 
Marcel Gauchet, philosophe 
Jérôme Guedj, président du Conseil général de l'Essonne 
Jean Glavany, député, ancien ministre 
Asma Guénifi, présidente de Ni putes ni soumises 
Daniel Keller, grand maître du Grand Orient de France 
Patrick Kessel, président du Comité Laïcité-République 
Catherine Kintzler, philosophe 
Jean-Pierre Le Goff, sociologue 
Catherine Lemorton, Présidente de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale
Anicet Le Pors, ancien ministre 
Richard Malka, avocat 
Samuel Mayol, directeur de l’IUT de Seine-Saint-Denis (Paris 13) 
Abdelwahab Meddeb, écrivain 
Corine Pelluchon, philosophe 
Jean-Luc Petithuguenin, Pdg de Paprec 
Alain Seksig, inspecteur de l’Education nationale 
Malika Sorel, essayiste 
Francis Szpiner, avocat 
Michèle Tribalat, démographe 
Sihem Habchi, ancienne présidente de Ni putes ni soumises 
André Laignel, ancien ministre, 
Guy Lengagne, ancien ministre 
Christian Bataille, député du Nord 
Philippe Baumel, député de Saône-et-Loire 
Jean-Pierre Blazy, député du Val d'Oise 
André Henry, ancien ministre 
Gaye Petek, fondatrice de l’association Elele-Migrations et cultures de Turquie 
Jean-Louis Auduc, directeur honoraire des études à l'IUFM - Université Paris Est Créteil, 
Gérard Delfau, sénateur honoraire 
Philippe Esnol, sénateur des Yvelines 
Guylain Chevrier, formateur en travail social, chargé de cours à l'université 
Bernard Ferrand, Professeur honoraire, chargé de mission Laïcité à l'Université d'Evry, 
Frédérique de la Morena, maître de conférences en Droit public, Université Toulouse, 
Michèle Narvaez, Professeur en Classes Préparatoires aux Grandes Ecoles à Lyon, 
Alain Simon, haut fonctionnaire 
Georges-Marc Benamou, écrivain et producteur 
Martine Cerf, co-directrice du Dictionnaire de la laïcité 
Philippe Foussier, président délégué du Comité Laïcité République 
Philippe Guglielmi, conseiller régional d'Ile de France 
Catherine Jeannin-Naltet, grande maîtresse de la Grande Loge féminine de France 
Cindy Léoni, ex-présidente de SOS Racisme 
Michel Meley, président de la Fédération française du Droit Humain 
Odile Saugues, députée du Puy de Dôme 
Gilles Schildknecht, haut fonctionnaire pour l'enseignement supérieur et la recherche